jeudi 10 octobre 2013

Don Juan, l’extrême solitude

DON JUAN ET LA LÉGENDE

Don Juan es un personnage légendaire qui a eu dans la littérature et au théâtre une brillante destinée. Son origine est espagnole. La Chronique de Seville raconte que Don Juan Tenorio tua une nuit le Commandeur Ulloa, après avoir enlevé sa fille. Les franciscains, dans la chapelle desquels, le commandeur avait été enterré, attirèrent Don Juan dans leur couvent, et le tuèrent. Ils firent courir le bruit que Don Juan était venu insulter le commander sur son tombeau, et que la statue l'avait englouti et entraîné dans l'enfer. Les poètes ont adopté la version des franciscains et ont attribué le châtiment au ciel. Le premier, Tirso de Molina (un moine) composa la comédie: "El Burlador de Seville y el Convidado de Piedra".

LE DON JUAN LITTÉRAIRE ESPAGNOL
L'Espagne du Siècle d'or a donné à notre culture le personnage de Don Juan, avec une pièce, produite vers 1620, du moine Gabriel Tellez, de l'ordre de la Merci, plus connu sous son pseudonyme de Tirso de Molina. Le titre original et fameux de cette pièce est "l'invité de Pierre" avec un sous-titre "Le Trompeur de Séville". "Tan largo me lo fiaís", (quel long délai tu me donne), c'est le leitmotiv du « Burlador » quand on lui rappelle que le temps des hommes a une fin.
La légende de Don Juan n'est pas la même chez Tirso, Mozart, Molière ou Zorrilla. Nous analyserons ici que les versions de Tirso y Zorrilla.

DON JUAN ET L'ÉCRITURE
"Écrire est aussi une sorte de thérapeutique qui permet de surmonter la désillusion, la monotonie; elle fait travailler l'imaginaire, elle peut être aussi un moyen de communication, un moyen de défense".
Don Juan est un texte pour être analysé à des fins de déconstruction ou tout simplement de nature ludique. Don Juan ne se questionne pas, il vit, il agit, il n'est pas un penseur, mais un « simple » qui a su découvrir l'intuition de l'individuel face au penseur qui a l'habitude de se perdre dans des lois générales. La tâche consistera donc à essayer d'exprimer avec clarté conceptuelle la vérité implicite de Don Juan.

Nous nous trouvons donc face au texte de Don Juan et nous appercevons deux personnages: le Don Juan individuel qui vit et le Don Juan qui est tout en même temps signe, idée et image. Autrement dit: Don Juan vit, le lecteur le pense. Don Juan est une image et l'idée est un signe des choses tout comme l'image est le signe de l'idée. Il est, à partir de cette prémisse, signe d'un signe, je peux donc reconstruire sinon le corps, tout au moins l'idée que j'ai de ce corps. Pour arriver à l'idée singulière de Don Juan, je dois passer par une série d'autres signes encore.

Écrire n'est qu'une tentative de séduction et la séduction est la sédation de notre frustration universelle. Lénitifs de la séduction:
1) Détourner du bien, voire faire tomber en faute (corrompre)
2) Séduire par l'argent (acheter, subordonner)
3) Chercher à séduire une femme, débaucher, déshonorer
4) Détourner du vrai, faire tomber dans l'erreur, être séduit par les apparences (abuser, égarer, tromper).
5) Gagner quelqu'un (conquérir, attirer)
6) Attirer de façon puissante, irrésistible, sans créer ni entretenir d'illusion (attacher, captiver, charmer, entraîner, fasciner, plaire, tenter)
7) Séduire, c'est bien évidemment à la fin persuader.
8) Nous pouvons ajouter provoquer, faire réagir...

LE PERSONNAGE DE DON JUAN
Don Juan est espagnol, certes, mais un Andalou déraciné, qui revient après avoir fait le tour du monde, qui apprend sa technique dans ses allées et venues à travers les cours d'Italie et d'Espagne. Il y a 4 éléments constitutifs du personnage: le séducteur, le rebelle, le prince du temps, le vivant. La séduction, la rébellion, le choix du temps contre l'éternité, la mort. Nous trouvons trois invariants:
1) l'inconstant
2) le groupe féminin pluriel
3) le mort
L'inconstant cour de femme en femme (groupe féminin); lors d'une de ses entreprises galantes, il tue le père de la femme séduite, ce père assassiné sera le mort provoqué et punisseur. Deux phases décisives: une séduction suivie d'un meurtre, puis la rencontre du mort, d'où naît le dénuement.
Don Juan existe au travers du discours d'un autre, il est représentations du désir immédiat, la tromperie contre les lois et l'ordre. Il ne soutient pas des conversations philosophiques sur le pouvoir ou l'argent, il affirme tout simplement qu'il est riche et noble et que cela lui donne des droits. Il dépend de l'instant, s'empare du présent et fait face à la réalité immédiate. Il ne viole, ni force jamais une femme, il séduit et il est séduit. Don Juan n'est pas un coureur de jupons, il est plutôt un anticonformiste, un hors la loi, un marginal, mais un écarté de la société par choix.

Don Juan se moque de la femme et méprise l'homme. Ce qui veut dire qu'il se moque du désir, du présent, de l'honneur, de l'inconstance, du feu de la passion, de l'injustice, des désordres matériels, et qu'il méprise le devoir, l'éternité, le futur, l'honneur, la constance, le feu éternel, la justice et l'ordre spirituel. Il lance un défi perpétuel à la société, à l'Église et à Dieu. Chez Don Juan il n'y a ni conscience, ni réflexion ni temps antérieurs. Don Juan ou la lutte entre le séducteur et Dieu. Il aime la minute de l'illusion qui passe, mais cet amour prévoit déjà le désespoir et la mort. Il n'est pas foudroyé au moment du présume délire érotique, ou dans la tromperie, il succombe au cours d'un dialogue métaphysique qui oppose l'homme à Dieu. Don Juan affirme l'homme dans sa nature profonde, il reste Don Juan jusqu'au but. Il suit son bon plaisir, il le fait avec éclat et une gaieté propre à scandaliser le vulgaire, mais il se laisse prendre au piège et tombe sur une loi qu'il dit ne pas reconnaître, il s'y jette. Don Juan n'est pas libre, il n'est même pas libre de choisir sa mort et il a peur de cette mort. Il est un instrument pour libérer l'homme. La mort est le fond même de sa vie, le contrepoint et la résonnante de son apparente jovialité, elle est sa suprême conquête, l'amie fidèle, toujours sur le pas, l'imminence constante de la mort consacre ses aventures.

Le désir chez Don Juan est dispersion infinie, il ne saurait s'assouvir ni se reposer en aucun être, la possession physique de l'objet de ce désir aussitôt l'en éloigne, rend cet objet indésirable. Don Juan apparaît déguisé, protégé par la nuit, venant de séduire Isabelle sous le masque d'Octavio, son amant. Don Juan choisit le masque et sous le masque disparaît dans la nuit. Don Juan est maître du commencement et de la fin, il est maître de l'illusion, d'y rentrer de s'y laisser submerger, de la subir, mais aussi de s'y soustraire, de la casser; c'est ainsi qu'il échappe, qu'il s'échappe. Il n'est jamais pris ou prisonnier. Il ne réapparaît que pour disparaître, il se déguise pour échapper, il est insaisissable du fait de sa mobilité, de sa métamorphose. C'est toujours lui qui possède l'initiative

DON JUAN ET SON DISCOURS
Don Juan se définit comme:
1) Un homme sans nom
2) La tromperie est mon habitude
3)  On m'appelle le trompeur de Séville et le plus grand plaisir que j'ai est de trompeur une femme et laisser sans honneur.
4) Le troc j'adore
5) Je suis noble chevalier, tête (aîné) de la famille des Tenorios, anciens gagneurs de Séville.
Quand le roi le surprend avec Isabelle, il répond à la question: qui es-tu? « Un homme et une femme », c'est à dire Don Juan se définit non pas comme un être individuel, mais comme un symbole, un être ou pluriel, un homme noble, aimant la tromperie et l'échange. Il donne ses grâces contre la promesse de mariage, promesse qui ne sera jamais tenue. Le marché proposé par Don Juan est le mariage contre l'honneur, marché que Don Juan ne respecte jamais.

Don Juan est une puissance impersonnelle de séduction, un être passif sans calcul, dont le propre est de subir les événements en s'y adaptant, avec une sorte de génie picaresque. Il est la faculté de tirer parti des mauvais pas où il peut se trouver entraîner et de rétablir la situation à son avantage.
Don Juan-un-être-des-désirs, donnant grâces et cueillant charmes en retour. Lois de circulation et d'échange régissent le mécanisme, économies minant production, accumulation et change.
Don Juan paie avec des mots, chaque femme est payée de mots, parée de promesses. Réversibilité du mouvement et du signe, le mot a perdu son pouvoir de dénomination, de dénotation. C'est le commencement de la modernité, la lettre, la culture se vulgarise et perd son signifié-signifiant. Langage comme révolution contre le pouvoir établi, contre la loi, le pouvoir des mots contre le pouvoir en place. Don Juan trompe, mais aussi tout subordonné trompe celui qui est subordonné à son tour, néanmoins, Don Juan trompe par plaisir. Il se moque de celui qui est en haut et de celui qui est en bas.

DON JUAN DÉFINIT PAR LES AUTRES
Il est définit comme fumée, poussière, feu, neige, grand parleur, châtiment de femmes et trompeur d'Espagne:
1) Démon enveloppé de fumée et puissance
2) Vous venez fait d'eau et vous êtes imprégné de feu et si mouillé vous brûlez, tout en étant sec qu'est-ce que vous feriez?
3) Beaucoup de feux vous promettez.
4) Tout en étant la neige vous brûlez
5) Vous parlez beaucoup
6) Châtiment de femmes
7) Le grand trompeur d'Espagne
8) Langouste de femmes

DON JUAN ET LE SYMBOLE
Tenorio veut dire posséder, et aussi ténor, le chanteur à la voix équivoque, dont les notes, dans la sérénade nocturne volent comme des flèches empoisonnées. Don Juan ou le symbole du ferment tragique qui larvé se trouve dans les tréfonds de tous les hommes, les soupçons que tous nos idéals sont mutilés, incomplets, frénésie d'une heure d'ivresse qui s'achève en désespoir. Symbole du désir fugace, la temporalité, la mobilité. Symbole séducteur, mais non pas sans doute le séducteur vulgaire, il est un grand seigneur libertin, un homme à bonnes fortunes à une certaine époque ou la femme avait un rôle en tant que marchandise.
Don Juan symbole du mélange de l'amour et la mort qui prend tout son sens en relation avec la faute. Don Juan périt parce qu'il a transgressé les lois divines et humaines, il est coupable d'avoir cédé à une force sacrée qui devait demeurer cache, mais il est aussi le symbole de la gaieté, santé, surabondance de vie puissante du présent et plus encore avide du futur et lointain.


LA FEMME DEFINIT PAR L’HOMME
La femme est définie par:
1) Le roi: "ah, pobre honor, si eres alma de hombre ¿por qué te dejan en la mujer inconstante?"
2) Octavio: "que la mujer más inconstante es, en efecto, mujer".
3) Batricio: "que el honor y la mujer son malas en opiniones, la mujer en opinión siempre pierde más que gana que son como campanas que se estiman por el son.
C'est à dire que la femme est inconstante, elle n'a pas d'honneur, elle est mauvaise conseillère, elle n’as pas d'opinion. Le Don juanisme suppose un degré subtil de liberté et d'aliénation chez la femme; il faut qu'elle enfreigne beaucoup de tabous moraux, religieux, sociaux.
Don Juan est la promesse de mariage, l'épouser du genre humain. Le contexte social est si important que finalement certaines femmes reprochent moins au burlador de ne plus aimer que de ne pas les épouser. Ici apparaît nettement à quel point, dans l'univers de don « juannisme », il est nécessaire que la femme soit attachée aux interdits qui la ligotent.

ZORRILA Y TIRSO
Le Tenorio de Zorrilla, est un moment important de la métamorphose du thème de Don Juan, deux personnalités opposées, en un même personnage. La première est l'imitation assez fidèle de celle de Tirso: c'est le saccageur, mais Zorrilla a introduit un deuxième stade: le Don Juan amoureux, séduit enfin par une femme. Sur la deuxième partie on nous montre l'évolution du repentir, le cheminement de la conversion, le combat entre le premier et l'homme nouveau racheté par amour. A la fin de la pièce apparait la miséricorde de Dieu et l'apothéose de l'amour et par là-même un hymne à la femme, elle apparaît en reine, Dieu est humanisé, la femme divinisée.
Du XVII nous passons au XIX et les concepts changent, nous entrons dans la modernité et avec elle des nouveaux concepts apparaissent. Le premier Don Juan brave audacieusement le ciel et descends aux enfers, il est condamné, il s'écrit à la dernière minute: qu'on appelle un prêtre pour que je me confesse et qu'il m'absolve, l’auteur était moine et moine de son époque, il ne transige pas, ne se laisse pas attendrir par ce repentir tardif et il lui répond: il n'est plus temps, tu te souviens de mois trop tard. Zorrilla lui pardonne, ce qui représente une victoire de la foi populaire, la foi du charbonnier, Don Juan pense sur la tombe de la femme aimée ce qui revient à dire qu'il n'est plus Don Juan. L'élément légendaire, l'orgueil satanique et la vision de sa propre mort disparurent quand le mythe évolua.

Dans le XIX siècle Don Juan devient un problème physiologique et sensuel, il ne se souviendra plus de la statue du commandeur, il n'invitera plus jamais les morts. Nous nous trouvons face à la rivalité de deux hommes: Don Luis/Don Juan. Deux pères aussi, celui de Don Luis et celui de Don Juan. Seulement le valet et la Celestine aident Don Juan dans sa tromperie, il n'y a plus de complicité entre Don Juan et le pouvoir réel. Apparaissent l'amour et la Rédemption. Les thèmes ne sont pas mythologiques comme chez Tirso. Nous ne retrouvons plus le thème du temps, si important pour Tirso. Chez Zorrilla, le langage est moins hermétique. La proie de Don Juan est jeune et sans expérience, enfermée dans un couvent, elle a 17 ans. Nous voyons apparaître le discours sur le dehors et ses plaisirs, face au monde intérieur du couvent. L'amour moderne entre en scène et avec lui naisse une nouvelle conception de la séduction, Ines tombera amoureuse du monde de dehors et ses plaisirs, de la liberté, le savoir. Nous nous trouvons en face d'un Don Juan plus nuancé, moins radical, et en même temps, plus cruel, plus amoral. Il paraît accepter l'excitation insensée pour la soumission finale. Dans le premier Don Juan la main de la justice humaine facilite aussi bien la tromperie que la fuite, et la main de la justice divine le condamnera, tandis que dans celui du XIXème, il est sauvé par l'amour et l'amour d'une femme.

La grande innovation chez Zorrilla c'est d'avoir juxtaposé deux sortes de merveilleux: un Don Juan macabre, fait de statues de spectres, d'ombres, de couleurs, d'os, de cendres et de feu et un autre bien veillant, flamboyant, fait de fleurs, d'angelots, de musique, de lumière d'aurore. Alors, que chez Tirso le merveilleux final était justifié par une volonté de didactisme, chez Zorrilla il relève la préoccupation romantique d'un certain esthétisme et le goût de la profusion allant jusqu'à l'outrance.
La fin de Tirso est brutale et brève, définitive, celle de Zorrilla est long douce et par paliers successifs. Le Dieu de Tirso est austère et intransigeant de l'Ancien Testament, celui de Zorrilla est bien celui du Nouveau Testament.

CASAVOVA ET DON JUAN: LE TYPE ET LE MYTHE
Un type est un abstrait réel, le héros mythique, un réel concret. Typer, c'est dégager à partir des individus observables un certain nombre de traits représentatifs d'une catégorie. Le mythe meurt dès que les rêves des hommes cessant d'aller de l'imaginaire vers le réel sont inversement orientés du réel à l'imaginaire.

Casanova est un type, comme le roué du même siècle. Casanova a des traits du personnage typique que s'oppose à l'essentiel héros mythique. Celui-ci n'a pas de traits, il est une silhouette, une individualité animée d'une dite force unique.

Don Juan, le mythe, est un conflit incarné dans un personnage exemplaire, en conflit entre le choix rebelle de l'immanence contre une transcendance insupportable. Il vit et il est dit par les autres. Casanova vit et il est dit par lui-même, d'où l'égocentrisme, la pédanterie, voir la névrose du "je" de Casanova, révélé si bien par le film de Felini.

Don Juan est un être qui vit pour le social, contre le social, le héros prêt à remettre en question, à se remettre en question, payant de sa personne. Casanova est l'anti-héros préoccupé par lui-même, égocentrique et névrose, Don Juan et son dérivé: le don juanisme incarné par Casanova, l'esprit devenant matière, le mythe qui meurt dans le réel et se fait imaginaire chez Casanova.

DON JUAN ET L’EXTRÊME SOLITUDE
L'homme vaillant est prêt à donner sa vie pour quelque chose qui soit capable de la remplir, c'est ce que nous appelons l'idéal, et Don Juan il est toujours prêt à donner la sienne. Don Juan ou l'historique d'un défi, d'un amour du danger qui conduira irrémédiablement à la mort, il est une perpétuelle recherche de la mort; il se révolte contre l'ordre établi. Il joue avec la mort, avec les femmes mais celles-ci ne joueront pas avec lui, elles ne sont pas tout à fait ses complices, elles ne sont pas libres. 

Don Juan rivalise avec les hommes à travers la séduction de la femme. Il ne s'agit pas pour Don Juan d'une recherche intérieure, mais d'une recherche du néant, il cherche le salut à travers la mort comme unique solution à l'impuissance et le désespoir.
Don Juan ne s'arrête pas, n'écoute pas, il ne fait pas le silence, il s'étourdit, il défie pour oublier sa peur, seule présence à la fin de la pièce. Don Juan orgueilleux, révolte contre le pouvoir. Don Juan ou l'action sans profit.

De même que la nature a besoin de tempêtes et des cyclones, pour donner carrière à son excès de force, un révolté combat contre sa propre stabilité. L'esprit a besoin de temps en temps, d'un être démesuré, dont la puissance se dresse contra la communauté de la pensée et la monotonie de la norme. Ces révoltés héroïques ne sont pas moins des sculpteurs silencieux car c'est toujours uniquement par des natures tragiques que nous prenons conscience de la profondeur des sentiments et ce n'est que grâce aux esprits démesurés que l'humanité reconnaît sa mesure extrême. (5-11-1985)