jeudi 10 octobre 2013

Don Quijote


En castellano

Nous allons commencer ce travail par un portrait de Don Quijote par Cervantes. Il nous dit qu'il est le fils de ses œuvres, son lignage, sa noblesse commence en lui-même. Il a 40 et quelques années, presque 50. Il était ami de la chasse, fils de la bonté, de tempérament colérique, pauvre et oisif, contemplatif. L'oisiveté et un amour malheureux l'on conduit à la lecture des livres de chevalerie et ainsi de peu dormir et de beaucoup lire, le cerveau s'est desséché, de telle façon qu'il en vint à perdre son jugement.

Mais je ne sais pas s’il était si fou que l'on dit, car à maintes reprises, il nous surprend par sa lucidité. Ainsi donc, sur le chapitre 15, quand il se bat avec des marchands auprès de son écuyer, seuls contre tous, et se voyant à terre, rompu sous les coups, dit à Sancho:
•    Vinieron los saracenos
•    y nos molieron a palos
•    que Dios ayuda a los malos
•    cuando son más que los buenos.
 (Les sarrasins sont arrivés et ils nous ont roués de coups car Dieu aide les méchants quand ils sont plus nombreux que les bons)

Dans une autre occasion il dit à Sancho que l'homme qu'il était ne pouvait pas, malgré sa condition de Chevalier, vivre sans manger, sans satisfaire à tous les autres besoins du genre humain.
Dans un premier temps, nous pouvons dire que Don Quijote est l'esprit de l'être, Sancho la chaire. Néanmoins, cela ne semble pas si facile à définir, car, parfois, Sancho devient Don Quijote et l'inverse.
Difficile est de parler aux Sanchos, nés, éduqués dans des lieux où l'on entend que de racontars ou des leçons magistrales, des prédications ou des causeries. Ils vous diront qu'ils comprennent mal, ou bien, ils vous comprendront de travers; ils se traduiront dans votre discours car ils ne vous écouteront pas en silence intérieur ni avec une attention vierge. On a beau se forcer à expliquer, ils n'iront pas, pour autant, aiguiser leurs sens. Ils ne sont pas habitués à écouter la silencieuse musique des voix des champs et des montagnes.

Les gens ne viennent pas pour écouter, sinon pour entendre quelque chose de déjà dit, apprise et non pas entendre ce que vous avez à dire. Ainsi, il faut parler seulement aux simples et leur parler sans essayer de se mettre à leur portée, car on est sûr, que même si vous vous élevez, ils s'élèveront avec vous et ils vous comprendront.

Une fois, un ami, qui s'est toujours refusé à sortir de son pays, a été obligé de me conduire à la frontière française. Un douanier français parlant très bien l'espagnol s'adresse à lui en espagnol. Celui-ci affolé s'adresse à moi pour me demander de traduire, comme si le douanier parlait un autre langage que le nôtre. Calmement, je l’expliquais que le douanier venait de s'exprimer en espagnol. Mon ami ne nous écoutait pas, il était affolé devant un étranger sensé parler une autre langue. Trois fois le douanier s'adressa à lui en espagnol, trois fois, j'ai dû expliquer que le douanier parlait en espagnol. A la fin, devant ce refus de comprendre, j'ai dû répéter, traduire, à mon ami ce que le douanier venait d'exprimer très clairement en espagnol.

Ne parlez donc pas, ne discutons pas avec ceux qui ne portent pas la lumière des sens ou qui ne perçoivent que le reflet de la lumière.
Don Quijote avait besoin de Sancho pour parler, pour penser à haute voix, sans retenue, pour s'écouter lui-même et pour entendre le refus vif de sa voix sur le monde. Sancho fut son cœur antique, l'humanité toute entière pour lui, et dans lui il aime toute l'humanité.

Don Quijote: l'écriture errante

Un animal est incapable de mentir, de dire ce que l'instinct ne fait pas, d'aller au-delà de la satisfaction. La passion, l'amour de l'amour, c'est l'élan qui va au-delà de l'instinct et qui, par-là, ment à l'instinct.
Quand on sait cela, on essaye de se débarrasser de l'enthousiasme et la tristesse métaphysique, du rythme intime qui nous abrite, et le faire disparaître, car la dialectique de la passion nous empêche de vivre en paix et dans le bonheur.

C'est ainsi que Don Quijote s'est lancé à sa quête, une quête vouée à l'échec, car elle essaye de faire taire l'instinct, l'amour pour Dulcinea (l'amour naturel) et cette impuissance à l'aveu.
Je donnerais une image de lui, la plus éloignée possible de la dialectique de la passion, mais,…    hélas, le drame est en nous, entre les lois inacceptables de la vie terrestre et finie, et leur désir d'une transgression de nos limites, mortelles mais divinisantes. Entre-les deux, nous installons les paroles que masquent notre impuissance face aux contradictions existantes en nous et à l'extérieur de nous.
En fait, Don Quijote ne serait grotesque que parce qu'il veut suivre une voie que le malheur des temps rend totalement impraticable. Il est contradiction, car Don Quijote, ce n'est que de la dialectique et l'analyse de son discours (car en fait, il ne fait que parler) a donné comme résultat des théories bien différentes et contradictoires. Il ne nous conduira qu'au Quijote que chacun a en soi. Chacun traduira sa propre expérience, sa propre quête. Nous ferons comme lui, dialoguer plutôt pour surmonter les contradictions qui minent de l'intérieur nos désirs, des influences que nous subissons, ou des contradictions dans lesquelles on vit, pour trouver le point à partir duquel elles pourront être maîtrisées.


Mais la cohérence du dialogue est le résultat de la recherche : elle définit les unités terminales qui achèvent l'analyse. Nous sommes bien obligés de la supposer pour la reconstituer et nous ne serons sûrs de l'avoir trouvée que si nous l'avons poursuivie assez loin et assez longtemps. Elle apparaît comme le plus grand nombre des contradictions résolues par les moyens les plus simples.
Les cohérences qui apparaissent dans le discours de Don Quijote peuvent conduire à établir les cohérences, même à son niveau, en tant qu'individu (sa biographie, ou des circonstances singulières de son discours). Mais nous pouvons aussi les établir et leur donner des dimensions collectives et diachroniques d'une époque, d'une forme générale de conscience d'un ensemble de traditions. Cervantes a mis toutes les deux en évidence, nous pouvons faire les deux sortes d'analyses. De toute façon, que l'on choisisse l'une ou l'autre, la cohérence ainsi que l'on trouvera, jouera le même rôle : montrer que ses contradictions immédiatement visibles ne sont rien de plus qu'un miroitement de surface et qu'il faut ramener à un foyer unique ce jeu d'éclats dispersés. C'est à la fois pour traduire la contradiction et la surmonter qu'on se met à parler. C'est pour  la fuir, alors qu'elle renaît sans cesse à travers le discours indéfiniment, que Don Quijote et Cervantes se mettent à parler.  Le texte de Don Quijote, ne sera donc pas un texte idéal, continu et sans aspérité, il est plutôt un espace de dissensions multiples, un ensemble d'oppositions différentes, comme Don Quijote lui-même.
Qui est Don Quijote? il n'est pas l'homme de l'extravagance mais plutôt le pèlerin méticuleux qui fait étape devant toutes les marques de la similitude. Il ne parvient pas à s'éloigner de sa plaine familière qui s'étale autour, il la parcourt, sans franchir jamais les frontières nettes de la différence, ni rejoindre le cœur de l'identité. Il ne sort jamais de sa région et ne rejoint jamais l'identité de celle-ci. Il est de l'écriture errante dans le monde parmi la ressemblance des choses. Il ne peut devenir le chevalier qu'en écoutant de loin l'épopée séculaire qui formule la loi (la loi chevaleresque). Il est moins son existence que son devoir. Sans cesse, il  doit consulter son livre et son chevalier (Amadis de Gaula), afin de savoir que faire et montrer qu'il est bien de la même nature que le texte dont il est issu (le roman de chevalerie). Mais nul dans le monde n'a jamais ressemblé à ce texte de roman de chevalerie.
En ressemblent aux textes dont il est témoin, Il doit fournir la démonstration qu'ils disent vrai. Il lui incombe de remplir la promesse des livres. Il doit combler des réalités les signes sans contenu du récit. Son aventure sera un déchiffrement du monde. Sa quête consiste non pas à triompher réellement mais à transformer la réalité en signe.

Don Quijote dessine le négatif du monde de la Renaissance: l'écriture et les choses ne se ressemblent plus entre elles. Il erre à l'aventure et dans la deuxième partie du livre, il doit être fidèle à ses livres qu'il est réellement devenu, il doit maintenir sa vérité. Mais il n'a pas lu son livre et sa réalité  la doit au langage, sans lui Don Quijote n'existerait pas. Sa vérité est entre les mots tissés par lui-même, pas dans le rapport mot/monde. La fiction déçue des épopées est devenue le pouvoir représentatif du langage, les mots se referment sur la nature de signes.
Roland Barthes nous dit dans son livre "mythologies": "qui est le fou Don Quijote? le fou est entendu non pas comme malade mais comme déviance constituée et entretenue, comme fonction culturelle indispensable. Ce qui reste de Don Quijote c'est le mythe parmi des gens qui ont peur du fou et qui le récupèrent pour l'institutionnaliser, le normaliser, l'analyser, le psychanalyser. Les gens restent étrangers à la folie par trop de rationalisme, de conformisme et peur du vide".

Le fou et le poète

Don Quijote ignore ses amies, reconnaît les étrangers, il croit démasquer mais impose un masque. Il invente toutes les valeurs mais sans les renverser. Il est différent dans la mesure où il ne connaît pas la différence. Il  ne voit partout que ressemblance et signes de ressemblance. Au contraire, le poète est celui qui au-dessous des différences nommées et quotidiennement prévues, retrouve les parentés enfuis des choses, leurs similitudes dispersées. Sous les signes établis, et malgré eux, il entend un autre discours, plus profond, qui rappelle le temps où les mots scintillaient dans la ressemblance universelle des choses. Le Quijote rassemble tous les signes et les combles d'une ressemblance qui ne cesse de proliférer. Le poète assure la fonction inverse: sous le langage des signes et sous le jeu de leurs distinctions bien découpées, il se met à l'écoute de l'autre langage, celui sans mots ni discours. Le poète fait venir la similitude jusqu'aux signes qui le disent. Le fou charge tous les signes d'une ressemblance qui finit par les effacer.

La vision de la femme dans el Quijote

Ainsi Dulcinea est vue du point de vue du fou et du sensé, on dira d'elle:
• Cervantes: "De buen parecer". (l'objet)
• Le marchand: "tuerta de un ojo y que del otro mana bermellón y piedra azufre" (la sorcière)
• Don Quijote: "de sus ojos mana ámbar de la gloria que en ellos mira (la déesse).
• Sancho: " moza de chapa, hecha y derecha, y de pelo en el pecho, que tiraba la barra como el más forzoso zagal de todo el pueblo. Se puso un día encima del campanario de la aldea a llamar a unos zagales y aunque estaban a media legua, así la oyeron como si estuviera al pie de la torre" (la matrone).
A ceci Don Quijote répondit: "por lo que la quiero tanto vale como la más alta princesa de la tierra"
En fait, il nous dit qu'il la voulait seulement pour l'invoquer par les chemins, les routes, sous le nom de Dulcinea, sa Dame, la dame des romans de chevalerie auxquels il voulait ressembler.

Dulcinea est là, on s'en sert, peu importe qui elle est, ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, ce qu'elle désire. Personne ne demande son avis, personne ne l'écoute. Elle doit être la dame consentante offerte au chevalier errant fou. Peu importe, car elle ne prend pas part ni place ni parti dans une affaire pour laquelle elle n'a pas été consultée. Elle a le pouvoir de l'impuissance qu'elle transforme en mépris et moquerie. Bien sûr, elle est portrait de l'homme qui l'a dessinée, un homme de son époque avec toute la misogynie de son temps.

Nous sommes tous Don Quijote et Dulcinea,  tournons-nous autour de notre discours, suivons-nous la même loi établie, celle des livres, nous referons-nous constamment à la loi sans essayer de la dépasser, de nous dépasser nous-mêmes?

C'est par choix ou par fatalité que l'on devient Don Quijote, de l'écriture errante parmi les mots et les phrases? Cela nous prend toute notre vie ou c'est par étapes. Sommes-nous la puissante impuissante? Sommes-nous des boucs émissaires volontaires ou involontaires? Faisons-nous un voyage, et rien d'autre, à l'intérieur de nous-mêmes comme Don Quijote? Sommes-nous Alice au pays de Don Quijote. Sommes-nous, comme lui, un roman errant dans un monde réel qui nous échappe, ou c'est nous qui échappons au réel?

Don Quijote : libre, généreux, naïf, et courageux

En effet, il est, aussi, un être qui n'a pas peur du ridicule, il est capable des idées personnelles, de penser envers et contre l'avis des autres, de vivre et mourir pour ce qu'il croit être nom pas la vérité, mais pour ce qu'il croit le plus juste et le meilleur. Il ne fait du mal à personne, sauf à lui-même. Il a l'air de sourire, de se moquer sans méchanceté. Il ne profite jamais des autres, il paye sans cesse de sa personne. Il emploie la force contre les forts, jamais contre les faibles.

Il est seul parce que plus libéré, plus conscient que les autres. Il est une vivante affirmation. Il est homme de solitude, de fidélité, de pauvreté. Pour lui conquérir ne signifie pas posséder, c’est au contraire aller plus loin, se dépasser sans cesse. On rit de lui, on se moque, mais on n'ose pas le narguer longtemps, on redoute son impétuosité, son courage, car il ne fuit jamais. S'il encaisse de coups, il en donne, il se bat debout. Il a la volonté pour dominer un événement, voire un destin, de tirer un espoir d'une situation désespérée, de donner visage à l'informulé. Il a la volonté d'être un défi à l'abîme sans recours au ciel.

Enfin, il est l'homme libre, il a dû amalgamer beaucoup de contradictions, de déchirements, de lassitude, de révolte, de fureur, de rancœur, d'amertume. Il est, aussi, une calme mer toujours à la merci d'une soudaine tempête. (1984)